Le body art, un mouvement artistique

Si le terme de body art est aujourd’hui communément employé pour parler des modifications corporelles comme le tatouage ou le piercing, ses origines recouvrent aussi une autre réalité, celle d’un courant artistique. Mouvement culturel dont les origines remontent aux années 50 et 70, le body art ou art corporel, à l’instar du tatouage et du piercing, utilise le corps humain comme médium principal.

Le fait d’utiliser le corps comme support artistique remonte au minimum à l’antiquité. Les historiens ont des traces de nombreux peuples utilisant les marquages corporels. Pour n’en citer que quelques uns on peut évoquer les tribus pictes qui ornaient leurs corps de motifs spécifiques, les peuples de l’Egypte antique chez qui on a retrouvé des traces de tatouages ou de modifications d’oreilles, ou bien les mayas et les aztèques chez qui l’on a aussi retrouvé des traces de modifications corporelles. Ces marquages du corps, permanents ou non, ont perduré à travers les millénaires et sont toujours bien vivants dans notre monde contemporain. 

Le body art, au sens de mouvement artistique, trouve, lui, ses origines dès les années 50. De nouvelles formes d’expressions artistiques ont commencé à prendre forme en mettant l’artiste, son corps et ses actions, au centre des œuvres. Le body art n’est pas apparu d’un coup comme un mouvement spontané mais sa naissance a été lente et progressive. Si le terme même de “body art” apparaît dans les années 60, les racines du mouvement remontent au moins aux années 50 avec les frontières entre le spectacle vivant et le monde de l’art tombant peu à peu, notamment sous l’impulsion et l’influence du Black Mountain College aux Etats-Unis qui verra naître les premières performances artistiques. Happenings, performance, photographie, vidéo, body painting, modifications corporelles, multimédia, le body art est un mouvement artistique multidimensionnel et protéiforme qui n’en a pas moins changé à jamais notre compréhension et notre regard sur l’art.

Elèves du Black Mountain College en Caroline du Nord

Ce n’est probablement pas un hasard total si ce mouvement artistique apparaît en plein cœur des trentes glorieuses et de l’explosion de la société de consommation. Apogée de la révolution industrielle qui a, petit à petit, transformé les corps en unités de production, en machines, la société issue de cette production et consommation globalisées, a voulu standardiser les corps comme elle standardisait les marchandises. Des artistes ont ainsi voulu interroger ce rapport au corps et le mettre au cœur de leurs œuvres. 

Ce n’est sans doute pas non plus totalement fortuit que la plupart des artistes majeures du mouvement de l’art corporel sont des femmes. Des siècles de carcans idéologiques, religieux ou bien mercantiles auront aiguisé leur envie de s’approprier le corps comme instrument d’expression, comme outil politique à part entière.


Cet article n’étant qu’une introduction, sans aucune prétention à être exhaustifs, explorons ensemble quelques artistes majeurs de body art.

Gina Pane

  • Gina Pane, artiste plasticienne française disparue en 1990, a mis son corps au centre de son œuvre dès les années 70. En travaillant notamment sur les blessures auto-infligées et leur symbolisme, elle explorait notre relation à la douleur. « J’ai travaillé un langage qui m’a donné des possibilités de penser l’art d’une façon nouvelle. Celui du corps, mon geste radical : le corps devenait le matériau et l’objet du discours (sens – esprit et matière) ». Dans ses oeuvres, qu’elle nommait “actions corporelles”, Gina Pane voulait créer un lien direct avec le spectateur, loin de la théâtralisation des performances. Elle en appellait au primitif mais aussi à l’allégorie, à travers le sang versé et les souffrances physiques données à voir. Son propos étaitt bien entendu politique et elle dénonçait la soumission du corps à l’ordre social. « La mise en forme de notre corps se fait selon les exigences normatives de la société, les valeurs qu’elle véhicule à travers lui, conditionne notre comportement ». Aller plus loin dans la découverte de Gina Pane.
Action corporelle de Gina Pane

Marina Abramović

  • Marina Abramović est une artiste serbe, née dans l’ex-Yougoslavie à la fin des années 40, devenue incontournable dans le domaine de la performance et plusieurs fois récompensée. Figure emblématique de l’art corporel, elle a conçu dès le début des années 70, des performances dures et violentes où elle a parfois mis sa propre intégrité physique ou mentale en danger. « Je suis intéressée par l’art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l’observation du public doit être dans l’ici et maintenant. Garder l’attention sur le danger, c’est se mettre au centre de l’instant présent. » Un exemple de ces performances coup de poing, est l’oeuvre Balkan Baroque, qu’elle a présenté à la biennale de Venise en 1997. Pour évoquer le conflit meurtrier en Ex-Yougoslavie, Marina Abramović s’enferme pendant 4 jours dans une pièce, sous les yeux du public, assise sur un immense tas d’os ensanglantés qu’elle s’acharne à nettoyer un par un sur fond de vidéos des conflits dans les balkans. Si le travail de Marina Abramović est éprouvant à regarder, ce n’est pas seulement à cause de la violence des images qu’elle crée mais aussi des thèmes profonds qu’elle aborde, qu’ils soient politiques, psychiques ou bien allégoriques. En savoir plus sur Marina Abramović.

Orlan

  • Orlan est une artiste plasticienne française qui a touché à de nombreux médias mais dont le corps est au centre de tout son travail. Connue internationalement pour ses performances corporelles, notamment en bloc chirurgical, Orlan positionne son travail dans une optique résolument féministe en interrogeant les normes et représentations pesant sur le corps féminin. Son premier coup d’éclat fut la performance “le baiser de l’artiste” présentée à la Foire Internationale d’Art Contemporain de Paris en 1977. Orlan marquera ensuite les esprits dans les années 90 avec son manifeste, “Art Charnel”, composé de neuf opérations chirurgicales filmées, mises en scène et pensées comme des performances. Ses transformations physiques impressionnantes ont pour objet de mettre en lumière le ridicule des normes imposées au corps féminin à travers les siècles. Site officiel de l’artiste Orlan.

Rebecca Belmore

  • Rebecca Belmore est une artiste autochtone anishinaabe canadienne qui a exploré l’art de la performance en plus de ses installations monumentales. Traitant des thèmes comme l’injustice vécue par les peuples autochtones au Canada et plus particulièrement les violences faites aux femmes autochtones, Rebecca Belmore a publié plusieurs séries de vidéos retraçant ses performances face au public. Elle crée une esthétique de la violence et du trauma comme lors de sa performance filmée de 2002, The Named and the Unnamed, où Rebecca Belmore rend un hommage poignant aux 78 femmes autochtones disparues à Vancouver à la fin des années 70. Elle se met en scène, dans les rues de Vancouver, clouant sa robe rouge à un mur puis s’en libérant, mettant à jour sa vulnérabilité en sous-vêtements, pour mieux crier les noms des 78 victimes disparues, inscrits sur son corps. Site officiel de Rebecca Belmore.
Photographie « Fringe » de Rebecca Belmore, 2008

Dans son exploration du politique, du psychanalytique, de la douleur mais aussi de la jouissance et de la sexualité, l’art corporel, à travers ses multiples formes et artistes, s’est toujours voulu une incarnation charnelle de l’art et de ses motivations. Le médium, le corps, est brut et souvent malmené comme pour mieux incarner dans la chair les sentiments et réflexions que cette forme d’art essaye de transmettre. Véritables expériences, parfois éprouvantes pour le public, les performances de body art ont toujours eu un retentissement médiatique important par leur volonté affichée de choquer et de parler directement aux tripes pour susciter la réflexion. Si le body art n’a bien entendu pas changé la société, il aura au moins permis d’éclairer d’un jour nouveau les problématiques liées au corps et aux normes sociales. Sans cette forme d’art, il est possible de s’interroger pour savoir si certains carcans sociétaux n’auraient pas perduré, si les modifications corporelles seraient aussi bien acceptées aujourd’hui, si notre perception du féminisme et du droit des femmes à disposer librement de leur corps serait la même. Dans un monde où certains rêvent de désincarner l’humanité pour n’en garder que des logiques algorithmiques, le message et l’apport du body art ont encore toute leur place dans une expression artistique engagée.

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