Comme beaucoup de secteurs, le monde du tatouage a bénéficié de l’explosion des réseaux sociaux avec une visibilité démultipliée depuis l’avènement de Facebook et surtout d’Instagram et de Pinterest. Chaque artiste peut potentiellement bénéficier d’une vitrine virtuelle avec des dizaines de milliers d’inscrits ou de followers. Leur travail peut désormais se diffuser dans le monde entier en seulement quelques clics. Un ou une artiste peut désormais émerger sur la scène du tatouage en quelques semaines ou mois seulement et toucher un public international qui aurait été hors de sa portée jusque là.
Les réseaux sociaux alimentent donc le marché du tatouage qui a connu une expansion sans précédent dans les 10 dernières années. Entre 2010 et 2018, la proportion de français.es tatoué.e.s est ainsi passée de 10 à 18% et ce chiffre monte carrément à 31% lorsqu’on regarde la tranche d’âge des 25-34 ans. Ces chiffres datant de 2018 et la tendance s’étant confirmée, nous sommes aujourd’hui à près d’un tiers des 25-34 ans qui sont tatoué.e.s.
Pour répondre à cette demande exponentielle, le nombre de salons de tatouage à bien entendu explosé, lui aussi. On estime qu’il y a, aujourd’hui en France, plus de 5000 salons de tatouages ouverts. Ce chiffre ne comprend pas les studios privés qui n’ont pas pignon sur rue.
Si ce n’est bien évidemment pas la seule explication, l’explosion de l’économie du tatouage suit quand même de très près l’arrivée et l’essor des réseaux sociaux. La corrélation entre les deux phénomènes est indéniable.
Qui dit explosion du marché dit aussi explosion de l’offre.
Aujourd’hui, l’offre de tatouage est immensément plus riche et variée qu’il y a dix ans. Des styles nouveaux sont nés, des artistes venus de tous les horizons s’expriment désormais sur la peau de leurs client.e.s et la variété des tatouages proposés n’a jamais été aussi grande. Du fineline au blackwork, en passant le micro-réalisme ou le polka trash, tous les styles possibles et imaginables s’expriment maintenant sur la scène du tatouage et trouvent leur public.
Diversité et mimétisme
Paradoxalement, si les réseaux sociaux permettent une diversification de l’offre, ils renforcent aussi les phénomènes de mode et le mimétisme. Les réseaux sociaux sont connus pour créer et renforcer des “trends” (tendances) qui deviennent rapidement virales et les tatouages n’échappent pas à ce mouvement. Ainsi un motif porté par une personne avec une forte audience sur Instagram par exemple pourra très rapidement se retrouver copié et porté par des centaines voire des milliers de personnes en quelques semaines seulement.
Là où les tendances portaient essentiellement sur des styles de tatouage avant, elles concernent aussi des motifs précis désormais et surtout, elles se créent et se propagent bien plus rapidement à une échelle internationale, ce qui a aussi pour effet de gommer un peu plus les spécificités du tatouage en fonction des zones du monde. Ainsi, il est désormais fréquent de voir des client.e.s en Europe demander des tatouages micro-réalistes en couleur de très petites tailles qui étaient, jusque-là, l’apanage des artistes Sud-Coréens.
Un.e artiste, dont l’une des œuvres devient un tant soit peu virale sur les réseaux sociaux, se verra demander une déclinaison du même motif pendant de longs mois après. Les réseaux ont donc un effet paradoxal à la fois de diversification de l’offre et de renforcement de l’effet loupe et du mimétisme. Là où chaque tatoué.e peut incontestablement porter des pièces uniques faites par les milliers d’artistes travaillant autour de chez lui/elle, on constate en même temps une démultiplication de motifs identiques à très grande échelle.
Proximité & Immédiateté
Un autre effet plus que notable des réseaux sociaux sur le tatouage est le règne de la proximité et de l’immédiateté. Sur les réseaux, n’importe qui est à un clic seulement et la moindre de nos requêtes est satisfaite dans la seconde. S’abonner à tel profil, envoyer un message à quelqu’un que l’on ne connaît pas, programmer une alerte sur une information, partager un bout de sa vie avec des centaines ou des milliers de personnes, toutes ces actions se font en quelques secondes à peine.
Le temps des réseaux n’est pas le même que le temps du monde réel. En une après-midi, on peut parcourir des dizaines de profils de tatoueurs et tatoueuses, découvrir de nouveaux talents, trouver l’inspiration parmi des centaines de tatouages, trouver l’artiste de nos rêves et le ou la contacter. Les possibilités sont réellement démultipliées sur les réseaux.
Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses personnes attendent une réciproque dans les réponses à leurs demandes. Un DM (message privé) sur Instagram appelle à une réponse quasi immédiate. Il n’est pas rare pour les artistes de recevoir des relances à un message qu’ils ou elles ont reçu le jour même et parfois même dans l’heure. Alors même qu’ils ou elles sont en train de tatouer, il est facile de tomber dans le stress d’être submergé.e.s de messages privés sur leur réseaux et de relances qui ne manqueront pas d’arriver.
Il est parfois difficile d’imaginer que les artistes ne sont pas continuellement derrière leur écran de téléphone et pourtant, la majeure partie de leur temps, ils et elles le passent à créer les maquettes pour les client.e.s et à tatouer. Si l’immédiateté est le temps des algorithmes, des serveurs et des robots, il ne peut être celui des humains.
Corollaire de l’immédiateté, la proximité est un facteur inhérent aux réseaux sociaux. Tout le monde est abordable très facilement et les contacts sont naturellement plus fluides. Envie d’envoyer un message à Elon Musk ? Rien de plus simple, il suffit de l’interpeller sur Twitter et votre message sera lu. Envie d’envoyer un message à un.e artiste de tatouage que vous adorez ? Rien de plus simple, en un clic vous atterrissez dans sa boîte privée.
Quel est l’inconvénient de cette proximité
Puisqu’il faut bien qu’il y en ait un, c’est que la démarche d’envoyer un projet de tatouage, par exemple, est beaucoup moins construite, plus spontanée. Les artistes, qui sont des professionnels, se retrouvent donc souvent avec des projets trop spontanés, mal pensés, mal construits et mal exprimés. Nombreu.x.ses sont les artistes qui refusent désormais de prendre des projets par Instagram ou Facebook et qui ne traitent que les mails.
Les conversations Instagram ou Facebook peuvent parfois ressembler à des discussions entre ami.e.s et il arrive souvent que le ou la client.e oublie qu’il s’agit d’un.e professionnel.le en face et qu’il faut lui fournir les éléments nécessaires pour construire le projet de tatouage. Il n’est désormais pas rare de voir des artistes détailler sur les réseaux, comment et par quel biais leur transmettre les projets de tatouage. Rappelons que le tatouage est un bien culturel et une œuvre d’art que vous garderez sur vous à vie, on peut penser qu’il vaut mieux qu’un DM de 3 lignes .
Ces deux aspects, immédiateté et proximité, qui ont fait le succès des réseaux sociaux, sont aussi malheureusement des marqueurs de la nouvelle économie. Fast fashion, fast food, achat en un clic, livraison en quelques minutes, sachons préserver le monde du tatouage des turpitudes de cette course effrénée à la consommation. Votre corps, votre peau, méritent bien mieux que ça.
Des tatoueurs influenceurs ?
Bien entendu, les client.e.s ne sont pas les seul.e.s à être affecté.e.s par ce dévoiement de la communication sur les réseaux. Qui dit réseaux sociaux dit évidemment influenceu.r.ses. Ce sont désormais des acteurs périphériques de la consommation et donc de la nouvelle économie, qui se rêvent en acteurs majeurs.
Là encore, le monde du tatouage n’échappe pas à cette nouvelle donne et de nombreu.x.ses artistes ont acquis un statut de quasi stars du tatouage en sachant manier à la perfection les réseaux sociaux. Mélange de lifestyle, d’art, de placements de produits et d’excès en tous genres, certain.e.s artistes sont passé.e.s maîtres dans la communication sur Instagram, TikTok ou Youtube. Ici avec des frasques de leur vie privée, là avec un partenariat rémunéré avec une grande marque, là encore entouré.e.s de célébrités, ils forgent une communication de marque où l’hypertrophie de l’égo est une signature obligatoire pour capter le public.
On pourra se réjouir que ces artistes captent une attention très large et participent à la popularité toujours grandissante du tattoo mais on pourra aussi regretter que la valeur d’un artiste ne se mesure désormais plus à la qualité de ses productions mais à celle de sa communication sur les réseaux. Le tatouage devient quelquefois secondaire dans cette communication au profit d’un marketing débridé qui reprend tous les codes du marketing classique… hyper-sexualisation des corps, sélection des projets et des silhouettes des client.e.s pour ne mettre en avant que les plus “vendables”, éthique mise en sourdine face aux demandes du business, affichage d’un mode de vie fastueux censé incarner des valeurs de liberté et de rébellion etc. On est, là, bien éloigné.e.s de la création artistique et les client.e.s sont rarement au centre des préoccupations lorsque le business plan prend le dessus sur la création et la sensibilité.
Réseaux sociaux et santé mentale
Enfin, dernier point mais pas des moindres, l’impact des réseaux sociaux sur la santé mentale. Le mécanisme acquis de la quasi-totalité des réseaux sociaux repose sur la popularité des contenus. La course aux “likes” est née avec Facebook et s’accélère depuis, avec l’arrivée de chaque nouveau réseau social. Jusque là, le réseau de prédilection des artistes est surtout Instagram.
Là aussi, la course aux likes y est sans merci et il est apparu depuis quelques années que cette recherche frénétique de validation pourrait conduire à des souffrances mentales. A tel point qu’Instagram a introduit une nouvelle fonctionnalité en 2022 qui permet de masquer le nombre de likes. Les témoignages commencaient à s’accumuler sur l’effet néfaste pour la santé mentale du stress induit par les likes ou leur absence. Des influenceurs, des célébrités internationales ont témoigné du stress intense que cette course sans fin à la popularité pouvait leur causer. Plusieurs cas de burn-out de youtubers célèbres ont même fait surface dans la presse.
Les professions artistiques sont particulièrement sensibles à cette recherche de validation. Le cœur de leurs métiers est justement de produire des biens culturels (tableaux, tatouages, illustrations etc) qui seront jugés et évalués par le public. Chacune de leur production passe au crible de la critique publique, il est donc compréhensible que toute forme de validation de leur travail leur apporte de l’apaisement. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes ne jouant que sur ce facteur peuvent donc être une grande source de stress pour les artistes. Ce, d’autant qu’ils et elles sont souvent capti.f.ves de ces réseaux pour promouvoir leur travail. Il est aujourd’hui difficile pour les tatoueurs et tatoueuses d’imaginer pouvoir se passer d’Instagram. Ils et elles sont objectivement capti.f.ves d’un réseau qui les met sous pression H24 et peut en conduire certain.e.s au burn-out.
On le voit, si l’avènement d’Instagram, TikTok et consorts a indéniablement amené le monde du tatouage dans une autre sphère et l’a propulsé comme art populaire majeur, il n’en reste pas moins que l’utilisation de ces réseaux par les client.e.s et les artistes n’est pas sans poser un certain nombre de problématiques indissociables de ce qui fonde l’identité même de ces réseaux. Immédiateté, consumérisme, mimétisme, spontanéité débridée, “fame”…. autant de défis nouveaux qui se posent au monde du tatouage et de la création pour n’être pas réduits au rang de simples accessoires de mode pour personnes aisées.